L'arrivée de la DS, raconté par un anonyme

Il est des événements historiques qui ont marqué la mémoire collective, mais pour lesquels la parole a finalement peu été laissée aux acteurs anonymes.
Par exemple, de Mai 68 on connait les interviews de Cohn-Bendit. Mais les français qui étaient à l'époque dans la rue, eux, ils en diraient quoi, de Mai 68?
De même pour l'arrivée de la DS: on connait bien le scénario hollywoodien du salon de l'auto 56, et la cohue de commandes qui en découla. Mais le petit garçon (ou le jeune homme) qui a vu un jour son papa revenir pour la première fois avec une DS, lui, qu'a-t-il à nous dire aujourd'hui sur cet événement?

La réponse ci-dessous est apportée par Nicolas Daum, qui a écrit tout récemment un livre sur Mai 68 (http://www.amazon.fr/Mai-68-racont%C3%A9-par-anonymes/dp/2354800134), et qui s'exprime ici sur la DS et son époque avec un oeil ironique, aiguisé et plutôt impartial, ce qui ravira ceux qui n'ont pas peur qu'on leur dise leurs quatre vérités.

 

 

Enfant d’avant le baby-boom, né en 44, ado des années 50, je peux témoigner de l'arrivée de la DS dans ma famille, ce que je situe vers 1958. Mon père avait eu, jusque vers 1955, une 11 légère datant d'avant-guerre. Elle avait des roues "pilote" et elle était noire, forcément noire. Ensuite on avait eu une Frégate, noire elle aussi. Sur le capot il y avait une mascotte chromée en forme de jet pour embrocher les passants. La famille nombreuse grandissait, surtout moi, et la banquette arrière était un supplice au long cours. Coincé entre mes soeurs, les genoux enfoncés dans le dossier avant, transporté comme du bétail... Je regrettais la suspension pourtant assez raide de la Traction mais qui roulait droit, elle...

Puis la DS est arrivée. Enfin de la place pour les guiboles ! C'est ça mon premier souvenir : l'espace pour les jambes n'était pas bêtement suffisant, il était immense ! Le confort se mesure aussi en décimètres. Et cette suspension ! Et cette banquette ! Et le plancher plat ! C’est en Frégate que j’ai des souvenirs de nausée, jamais en DS…
Et en plus on était chauffé, même à l’arrière ! La Traction, comme toutes les voitures d’avant-guerre, c’est à dire une bonne partie du parc automobile dans les années 40 et début 50, n'avait pas de chauffage du tout. En hiver on gardait son manteau et ses gants et on emportait des plaids pour mettre sur ses genoux. Le conducteur gardait à portée de main un chiffon pour essuyer la buée sur le pare-brise. On voyait au bas du pare-brise de certaines Tractions, au droit du volant, une barrette fixée par des ventouses, munie d’une résistance électrique et alimentée par un fil volant. Ça faisait un lobe de transparence pour le seul conducteur. C'était high-tech comme un gazogène.

La DS, elle, avait des bouches de chaleur à l'arrière ! Pour moi, l'entrée dans la modernité automobile c'est ça : voyager les jambes étendues, près du radiateur et avec vue sur le paysage. L’hiver, plus besoin d'essuyer la buée avec ses gants en laine. Avec les roues arrière déportées loin derrière et son montant de custode presque vertical, le passager n’était pas enfermé comme dans un transport de troupe blindé. Il avait droit lui aussi à une vision panoramique. En plus, comme la vitre descendait totalement, il pouvait mettre le nez au vent, le bras à la portière, comme à l’avant ! Ce sont ces petites choses qui font le vrai confort. Et qu’est-ce que j’ai pu jouer avec les poignées de portière : clic, toc, clic, toc, clic, toc… Je n’ai plus jamais vu de poignées aussi simples, aussi évidentes, aussi ergonomiques quoi…

En 1962, mes 18 ans juste sonnés, je passe mon permis et enfin je prends le volant de la reine de la route... Je vais lui faire sortir les tripes... et là, horrible déception, elle n'en a pas !
Première… pied au plancher et il ne se passe rien... et puis un gros hoquet quand elle veut bien embrayer. Seconde : bordel, c'est mou ! Troisième et là plus rien, enfin si, mais si peu et si tard. C'est bien une voiture pour cortèges officiels : pas question de décoiffer les messieurs en complets noirs. Bref, grosse frustration pour un ado sous l'emprise de ses testostérones endogènes.

C’est à croire que la DS avait été conçue pour voiturer Qui-vous-savez (1) et Tante Yvonne, ce couple de province montant à Paris avec leur chauffeur (monsieur, ancien militaire, ayant eu une belle promotion), et redescendant dans leur manoir le week-end. Tout était long chez lui, jusqu’au nez. Plus tard Renault a chargé Chapron de lui customiser une Rambler (2) en voiture présidentielle. Quand la chose s’est avancée vers le perron de l’Élysée il a réclamé sa DS.
Ma mère, qui se contrefiche des bagnoles, est restée nostalgique de la DS (qu’elle met toujours au singulier alors qu’on en a eu quatre), aussi bien comme passagère que comme conductrice. Je parle évidemment sous le contrôle de ces dames, mais la DS me parait parfaitement adaptée aux femmes et à leur style de conduite tout en souplesse, le pied léger, le doigté délicat.

Il y a des choses auxquelles je ne me suis jamais fait. Le champignon de frein pour commencer : je suis obligé de retenir le poids de mon pied pour pouvoir doser. Il faudrait conduire en escarpins. Et puis cet accélérateur trop petit, trop mou. J'aime contrôler l'embrayage, le doser plus vif ou plus doux selon l’envie ou les circonstances. Ou alors donnez-moi une boite 100% automatique.
Bref, question sensations de conduite, si l’on n’est pas adepte de la conduite placide, on est loin du compte. C'est une voiture faite pour les autoroutes avant même qu'il y ait des autoroutes. Je n’aime pas l’impression d’asepsie de sa direction trop assistée qui n'a aucun rappel et qui fait pschit-pschit-pschit quand elle arrive en butée. Certes, on peut faire un créneau du bout des doigts mais qu'est-ce que c'est énervant ! Je n'aime pas non plus le toucher du ruban de vinyle autour du volant, ni tout ce plastique.
Cela dit, vu comme je conduisais, je lui dois sans doute d'être encore là, car avec une autre voiture de l'époque, Aronde, Dauphine, 403, je crois bien qu'à plusieurs reprises j'aurais fini dans un platane. Mon-général aussi lui doit la vie, non pas, comme un vain peuple le pense, qu’elle l’ait protégé de la mitraille (3), les balles de 9mm des pistolets mitrailleurs des officiers félons ayant traversé l’habitacle de part en part, mais grâce aux pivots de direction dans l’axe des roues. Le chauffeur a rétrogradé, a écrasé le champignon et malgré un pneu avant crevé ils ont filé. Tout autre modèle de voiture serait allé droit dans le fossé. Roue avant à plat, je le sais d’expérience, même au volant on s’en aperçoit à peine.

J'ai décidément un fond gaullien. On n'y est bien que conduit et ce qui se passe à l'avant n'a rien que de subalterne...

Je me suis toujours demandé si je la trouvais belle. Avec son capot trop volumineux et ses lignes qui descendent vers l'arrière, conformément aux canons esthétiques de l'époque, le léger embonpoint de ses flancs, genre culotte de cheval, et son fort cabrage en accélération la DS m'évoque un canot plutôt qu'une auto. Il y a de la glisse en elle.
Mais en fait, ce que je n’aime pas, voilà : elle a le cul trop bas et trop étroit.
Cela dit, je lui reconnais une grande pureté de ligne, une forme parfaitement achevée, autosuffisante. On ne peut rien lui ajouter ou lui retrancher sans la dénaturer. En matière de customisation rien ne lui va : le moindre accessoire lui donne l'air déguisé. Même les ajouts maison comme les joncs chromés de la Pallas faisaient racoleurs. Son dernier lifting, le troisième nez, est à mon avis très réussi, il est même plus sobre et plus élégant, comme si ça la rendait en fait plus DS que jamais.

Les jeunes doivent essayer d’imaginer la laideur abyssale des objets du quotidien dans ces années-là. Chez Peugeot il y avait les sérieuses et sinistres 203 et 403. Chez Simca il y avait la Chambord, conçue chez Ford aux US pour sa filiale française (rachetée ensuite par Simca), dans le style extravagant et m’as-tu-vu des américaines mais en modèle réduit. Il y avait aussi l'Ariane, dans le genre cabanon attiché en manoir. Et la 2CV ! genre bidonville avec son capot en tôle ondulée et ses chevrons en fer blanc, comme si toute la misère du monde s'était abattue sur elle ! Elle a réussi un exploit, celle-là : de même qu’on dit par exemple « C’est la Rolls du presse-purée », à l’inverse, aujourd’hui encore, la 2CV est restée LA référence de l’absolu bas de gamme. Ne dit-on pas : « C’est la 2CV du presse-purée » ?
Les radios et les électrophones (les télés étaient encore très confidentielles), étaient plaqués faux bois, faux tissu, ornementés de dorures et de plastocs couleur ivoire. Le Formica régnait dans les cafés et les cuisines (voire les salons), avec ses couleurs bonbon acidulé sous les néons couleur tuberculose. Tout agressait le regard. Tout était du toc. Les style américain, clinquant et nouveau riche, était là-bas en quelque sorte racheté par sa démesure. En réduction et à l’économie, bridé par quelques restes du bon gout à la française, ça fait bouffon.

La DS était le repos des yeux dans un monde d'horreurs : simplicité des formes, sobriété du décor, justesse des proportions, harmonie des couleurs. Elle a certainement contribué à faire passer à la couleur le parc automobile français, jusqu’alors noir ou couleur muraille, et avec quel art ! Il y a d’ailleurs un site, http://www.nuancierds.fr/, où un véritable encyclopédiste des coloris et des tissus, un certain docteur Danche, fait une archéologie éblouissante de la DS. Et en plus, bien que son objet ait été en son temps le parangon de l’esprit de sérieux, c’est très drôle.

Nicolas

 

(1) M’enfin, vous voyez bien de qui je veux parler…

(2) Renault avait pris le contrôle d’AMC (American Motor Company) et avait voulu faire d’une Rambler (une des marques du groupe) son modèle de luxe. Bide total.

(3) Lors de l’attentat du Petit-Clamart, le 22 août 1962.