Enfant d’avant le baby-boom, né en 44, ado des années 50,  je peux témoigner de l'arrivée de la DS dans ma famille, ce que je situe vers  1958. Mon père avait eu, jusque vers 1955, une 11 légère datant d'avant-guerre.  Elle avait des roues "pilote" et elle était noire, forcément noire.  Ensuite on avait eu une Frégate, noire elle aussi. Sur le capot il y avait une  mascotte chromée en forme de jet pour embrocher les passants. La famille  nombreuse grandissait, surtout moi, et la banquette arrière était un supplice  au long cours. Coincé entre mes soeurs, les genoux enfoncés dans le dossier  avant, transporté comme du bétail... Je regrettais la suspension pourtant assez  raide de la Traction mais qui roulait droit, elle...
      Puis la DS est arrivée. Enfin de la place pour les  guiboles ! C'est ça mon premier souvenir : l'espace pour les jambes  n'était pas bêtement suffisant, il était immense ! Le confort se mesure aussi  en décimètres. Et cette suspension ! Et cette banquette ! Et le plancher  plat ! C’est en Frégate que j’ai des souvenirs de nausée, jamais en DS…
        Et en plus on était chauffé, même à l’arrière ! La  Traction, comme toutes les voitures d’avant-guerre, c’est à dire une bonne  partie du parc automobile dans les années 40 et début 50, n'avait pas de  chauffage du tout. En hiver on gardait son manteau et ses gants et on emportait  des plaids pour mettre sur ses genoux. Le conducteur gardait à portée de main  un chiffon pour essuyer la buée sur le pare-brise. On voyait au bas du  pare-brise de certaines Tractions, au droit du volant, une barrette fixée par  des ventouses, munie d’une résistance électrique et alimentée par un fil  volant. Ça faisait un lobe de transparence pour le seul conducteur. C'était  high-tech comme un gazogène. 
      La DS, elle, avait des bouches de chaleur à l'arrière !  Pour moi, l'entrée dans la modernité automobile c'est ça : voyager les jambes  étendues, près du radiateur et avec vue sur le paysage. L’hiver, plus besoin  d'essuyer la buée avec ses gants en laine. Avec les roues arrière déportées  loin derrière et son montant de custode presque vertical, le passager n’était  pas enfermé comme dans un transport de troupe blindé. Il avait droit lui aussi  à une vision panoramique. En plus, comme la vitre descendait totalement, il  pouvait mettre le nez au vent, le bras à la portière, comme à l’avant ! Ce  sont ces petites choses qui font le vrai confort. Et qu’est-ce que j’ai pu  jouer avec les poignées de portière : clic, toc, clic, toc, clic, toc… Je  n’ai plus jamais vu de poignées aussi simples, aussi évidentes, aussi  ergonomiques quoi…
      En 1962, mes 18 ans juste sonnés, je passe mon permis et  enfin je prends le volant de la reine de la route... Je vais lui faire sortir  les tripes... et là, horrible déception, elle n'en a pas !
        Première… pied au plancher et il ne se passe rien... et  puis un gros hoquet quand elle veut bien embrayer. Seconde : bordel, c'est  mou ! Troisième et là plus rien, enfin si, mais si peu et si tard. C'est bien  une voiture pour cortèges officiels : pas question de décoiffer les messieurs  en complets noirs. Bref, grosse frustration pour un ado sous l'emprise de ses  testostérones endogènes.
      C’est à croire que la DS avait été conçue pour voiturer  Qui-vous-savez (1) et Tante Yvonne, ce couple de province montant à Paris avec leur chauffeur  (monsieur, ancien militaire, ayant eu une belle promotion), et redescendant  dans leur manoir le week-end. Tout était long chez lui, jusqu’au nez. Plus tard  Renault a chargé Chapron de lui customiser une Rambler (2) en voiture présidentielle. Quand la chose s’est avancée vers le perron de  l’Élysée il a réclamé sa DS. 
        Ma mère, qui se contrefiche des bagnoles, est restée  nostalgique de la DS (qu’elle met toujours au singulier alors qu’on en a eu  quatre), aussi bien comme passagère que comme conductrice. Je parle évidemment  sous le contrôle de ces dames, mais la DS me parait parfaitement adaptée aux  femmes et à leur style de conduite tout en souplesse, le pied léger, le doigté  délicat.
      Il y a des choses auxquelles je ne me suis jamais fait.  Le champignon de frein pour commencer : je suis obligé de retenir le poids de  mon pied pour pouvoir doser. Il faudrait conduire en escarpins. Et puis cet  accélérateur trop petit, trop mou. J'aime contrôler l'embrayage, le doser plus  vif ou plus doux selon l’envie ou les circonstances. Ou alors donnez-moi une  boite 100% automatique.
        Bref, question sensations de conduite, si l’on n’est pas  adepte de la conduite placide, on est loin du compte. C'est une voiture faite  pour les autoroutes avant même qu'il y ait des autoroutes. Je n’aime pas l’impression  d’asepsie de sa direction trop assistée qui n'a aucun rappel et qui fait  pschit-pschit-pschit quand elle arrive en butée. Certes, on peut faire un  créneau du bout des doigts mais qu'est-ce que c'est énervant ! Je n'aime pas  non plus le toucher du ruban de vinyle autour du volant, ni tout ce plastique.
        Cela dit, vu comme je conduisais, je lui dois sans doute  d'être encore là, car avec une autre voiture de l'époque, Aronde, Dauphine,  403, je crois bien qu'à plusieurs reprises j'aurais fini dans un platane.  Mon-général aussi lui doit la vie, non pas, comme un vain peuple le pense,  qu’elle l’ait protégé de la mitraille (3),  les balles de 9mm des pistolets mitrailleurs des officiers félons ayant  traversé l’habitacle de part en part, mais grâce aux pivots de direction dans  l’axe des roues. Le chauffeur a rétrogradé, a écrasé le champignon et malgré un  pneu avant crevé ils ont filé. Tout autre modèle de voiture serait allé droit  dans le fossé. Roue avant à plat, je le sais d’expérience, même au volant on s’en  aperçoit à peine.
      J'ai décidément un fond gaullien. On n'y est bien que  conduit et ce qui se passe à l'avant n'a rien que de subalterne...
      Je me suis toujours demandé si je la trouvais belle. Avec  son capot trop volumineux et ses lignes qui descendent vers l'arrière,  conformément aux canons esthétiques de l'époque, le léger embonpoint de ses  flancs, genre culotte de cheval, et son fort cabrage en accélération la DS  m'évoque un canot plutôt qu'une auto. Il y a de la glisse en elle. 
        Mais en fait, ce que je n’aime pas, voilà : elle a  le cul trop bas et trop étroit.
        Cela dit, je lui reconnais une grande pureté de ligne,  une forme parfaitement achevée, autosuffisante. On ne peut rien lui ajouter ou  lui retrancher sans la dénaturer. En matière de customisation rien ne lui va :  le moindre accessoire lui donne l'air déguisé. Même les ajouts maison comme les  joncs chromés de la Pallas faisaient racoleurs. Son dernier lifting, le  troisième nez, est à mon avis très réussi, il est même plus sobre et plus  élégant, comme si ça la rendait en fait plus DS que jamais.
      Les jeunes doivent essayer d’imaginer la laideur abyssale  des objets du quotidien dans ces années-là. Chez Peugeot il y avait les  sérieuses et sinistres 203 et 403. Chez Simca il y avait la Chambord, conçue chez  Ford aux US pour sa filiale française (rachetée ensuite par Simca), dans le  style extravagant et m’as-tu-vu des américaines mais en modèle réduit. Il y  avait aussi l'Ariane, dans le genre cabanon attiché en manoir. Et la 2CV !  genre bidonville avec son capot en tôle ondulée et ses chevrons en fer blanc,  comme si toute la misère du monde s'était abattue sur elle ! Elle a réussi  un exploit, celle-là : de même qu’on dit par exemple « C’est la Rolls  du presse-purée », à l’inverse, aujourd’hui encore, la 2CV est restée LA  référence de l’absolu bas de gamme. Ne dit-on pas : « C’est la 2CV du  presse-purée » ? 
        Les radios et les électrophones (les télés étaient encore  très confidentielles), étaient plaqués faux bois, faux tissu, ornementés de  dorures et de plastocs couleur ivoire. Le Formica régnait dans les cafés et les  cuisines (voire les salons), avec ses couleurs bonbon acidulé sous les néons  couleur tuberculose. Tout agressait le regard. Tout était du toc. Les style  américain, clinquant et nouveau riche, était là-bas en quelque sorte racheté  par sa démesure. En réduction et à l’économie, bridé par quelques restes du bon  gout à la française, ça fait bouffon.
      La DS était le repos des yeux dans un monde  d'horreurs : simplicité des formes, sobriété du décor, justesse des  proportions, harmonie des couleurs. Elle a certainement contribué à faire passer  à la couleur le parc automobile français, jusqu’alors noir ou couleur muraille,  et avec quel art ! Il y a d’ailleurs un site, http://www.nuancierds.fr/,  où un véritable encyclopédiste des coloris et des tissus, un certain docteur  Danche, fait une archéologie éblouissante de la DS. Et en plus, bien que son  objet ait été en son temps le parangon de l’esprit de sérieux, c’est très  drôle.
      
      
        
          (1) M’enfin, vous voyez bien de qui je veux  parler… 
         
        
          (2) Renault avait pris le contrôle d’AMC  (American Motor Company) et avait voulu faire d’une Rambler (une des marques du  groupe) son modèle de luxe. Bide total. 
         
        
          (3) Lors de l’attentat du Petit-Clamart, le  22 août 1962.