<Tribune Libre>

Ma rencontre avec Monsieur Paul
- un témoignage de Patrick M


En 1981, jeune ingénieur dans un bureau d’études de Montpellier, j’étudiai le projet de la nouvelle station d’épuration des eaux usées domestiques de Ramatuelle dans le Var. J’étais chargé de l’étude d’impact sur l’environnement et notamment du dimensionnement de l’émissaire, c’est-à-dire la conduite qui évacue les eaux usées en mer après leur traitement. L’objectif est de faire en sorte, qu’en cas de retour des effluents vers la côte, les normes bactériennes de baignade ne soient pas dépassées sur les plages avoisinantes. Il s’agit donc de trouver un compromis entre le diamètre et la longueur de l’émissaire, la profondeur à laquelle les eaux sont rejetées et de considérer les risques de pollution en fonction de la courantologie locale.

Non, je ne me suis pas trompé de rubrique car, dans cette histoire d’émissaire, tout est une question…d’hydraulique ! Voilà qui nous ramène vers l’univers Citroën. Sur ces entrefaites, mon chef de service, après avoir vérifié mes calculs et conclusions, m’invite à aller présenter les résultats à la mairie de Ramatuelle et plus spécialement à l’élu chargé de l’urbanisme, un certain … Paul Magès !

Il me demande si je connais les états de service de ce Monsieur. Devant mon ignorance de l’époque – j’ai depuis acquis une culture Citroën, je pense fort honorable, d’autant que mon père a roulé pendant vingt ans en ID / DS -, il me lança, péremptoire et admiratif : « Malheureux ! Mais c’est l’inventeur de la suspension hydraulique Citroën ! » et il ajouta : « D’ailleurs, je t’ai pris rendez-vous avec lui, la semaine prochaine ».

Inutile de vous dire que je fus pris d’une certaine angoisse à l’idée d’aller discuter « hydraulique » avec le Pape de la suspension hydropneumatique ! J’affutai donc mon dossier dans les moindres détails. La veille, j’eus une nuit agitée, rêvant d’affreuses DS équipées de circuits hydrauliques alimentés par des eaux d’égout dont la couleur était assez éloignée du vert LHM…

Quelques jours plus tard, par une journée pluvieuse de novembre, je me retrouve devant une villa sur les hauteurs de Ramatuelle et fait connaissance de Paul Magès, un monsieur de petite taille, sec, à l’air sévère, en imperméable mastic et chapeau de feutre marron qu’il gardera sur la tête pendant toute la journée. Le retraité, premier adjoint au maire, m’invite à le rejoindre dans son … garage. A côté d’une banale GS beige (pas de DS ou de SM !), un plateau sur tréteaux qui fait office de bureau, éclairé par une simple ampoule pendant du plafond et un radiateur à infrarouge au sol. Derrière, de nombreux classeurs alignés sur deux ou trois étagères, avec des inscriptions au feutre que je n’ai pas oubliées : « DS », « GS », « SM », « M35 » « Diravi », « Projets non aboutis »…J’imagine maintenant ce que pouvait contenir cette collection * : notes, calculs, photos, ébauche de projets et je me rappelle avoir eu la tentation d’y jeter un coup d’œil lorsque Paul Magès s’est absenté pour résoudre un problème domestique ! Sur le bureau, plus prosaïquement : mon dossier avec de nombreux marque-pages couverts d’observations en rouge. La journée va être dure !

Après un café, nous attaquons très sérieusement le dossier, de la première à la dernière page. Paul Magès a bien lu le dossier : il est précis, attentif, voire minutieux sur certains détails, me pose des questions sur les hypothèses, les modes de calcul, etc…regardant par-dessus mon épaule lorsque j’annote le dossier ou refait un calcul dans la marge. J’ai un instant l’impression de faire partie du bureau d’étude Citroën dessinant laborieusement quelque conjoncteur-disjoncteur ou correcteur de réembrayage sous l’œil critique du maître…

L’après-midi studieux se poursuit par les calculs de dilution pour préciser les éventuelles pollutions sur les plages. Il a préparé de son côté des abaques très précis** indiquant les facteurs de dilution en fonction du diamètre de la conduite et des caractéristiques du diffuseur terminal. J’ai gardé ces abaques dessinés de sa main. J’avoue que j’ai vite décroché sur certains calculs, mais les hypothèses prises lui convenaient.

Nous eûmes cependant un différend sur les concentrations en germes microbiens, en cas de retour des effluents sur la côte. Assez curieusement ses calculs donnaient des résultats dix fois supérieurs aux miens, ce qui était gênant puisqu’ils dépassaient les normes admises pour la qualité des eaux de baignade. Après moultes vérifications, je m’aperçus qu’il faisait une erreur en appliquant les puissances de dix. Pour lui, 10 puissance 2 équivalait à 1 000 et non à 100 ! Plus de peur que de mal, mais je dus faire preuve de beaucoup de tact pour lui expliquer l’erreur.

Après validation du dossier, je quittai à la nuit mon hôte, avec le regret de ne pas l’avoir interrogé sur sa fabuleuse carrière ou évoqué la révolution DS de 1955.

J’ai toujours pensé que la DS était une œuvre géniale et qui ne sera jamais égalée parce que pensée et conçue par la rencontre improbable de personnalités atypiques, innovantes et n’ayant pas peur du changement : un chef d’entreprise visionnaire, un sculpteur italien, un ingénieur en aéronautique et un hydraulicien de génie qui ne savait pas écrire les puissances de dix…


Patrick M - Septembre 2014

 

* une partie de ces classeurs est en cours de numérisation sur ce site: http://paulmages.com/
DrD.

** j'ai vérifié, c'est bien masculin. Il est fort ce Patrick.
DrD.