<Tribune Libre>

Un été 75, par Paul

Découverte

Il me revient des souvenirs précis de cet été là. Des souvenirs d’il y a 40 ans. Je vieillis ! J’ai peine à croire que des souvenirs aussi précis pour certains puissent remonter à aussi loin.

Le personnage central de ces souvenirs sera la dernière DS paternelle. Il y a longtemps déjà que mon père roule en DS. De par mon jeune âge, je ne lui ai toujours connu que la DS comme voiture. Déjà à cette époque, je sens bien que ça n’est pas une voiture comme les autres. Ses roues arrières sont masquées, elle monte et descend, les vitres sont fines et sans cadre… Et surtout, lorsque qu’on l’arrête, elle s’abstient de ce petit rot plébéien qu’ont les autres voitures lorsqu’on sert le frein à main. Rien à voir avec les 504, R16 ou Ford Taunus qui véhiculent mes oncles. Lors d’un trajet dans la 504 bleu marine d’un desdits oncles, je trouve même ridicule le petit voyant rouge, grand comme une pièce de 5 centimes, qui s’allume au tableau de bord, contact mis. Rien à voir avec le flamboyant « STOP » de la DS. C’est, à mes yeux d’enfant, la preuve que la DS est bien supérieure aux autres voitures.

Une belle matinée d’avril. Je vais découvrir la nouvelle DS de mon père. Flambant neuve, elle est stationnée devant le domicile familial, rue d’Anjou, Paris 8ème. Elle replace une 20 Pallas beige métallisé. La voilà dans un beau bleu métallisé qui brille au soleil. Rien à dire, elle me plait !

On s’approche, je déchiffre (j’ai 6 ans !) l’identité de la nouvelle venue sur le coffre : DS23, et en dessous, injection électronique. Sur les côtés, des petits logos dorés « Pallas ». Je suis gonflé de fierté, c’est le summum. Portière ouverte, je découvre un intérieur d’un beau velours bleu en même temps que cette fugitive odeur de neuf, impossible à recréer aujourd’hui, même sur une voiture entièrement restaurée. 40 ans après, je l’ai encore dans les narines.

Autre objet de curiosité à bord de cette DS et que n’avaient pas les précédentes : le « clignotant de détresse ». C’est ainsi qu’on appelait alors le warning. L’usage de cet anglicisme viendra plus tard. Sur la DS23, c’est le secteur du cadran de gauche, situé entre les voyants verts des clignotants qui clignote en rouge lorsqu’on appuie sur le bouton sous le compte-tours.

On va faire un tour, bien sûr. Images familières du gros œil rouge qui s’allume au tableau de bord, et du levier de vitesse poussé à gauche qui réveille le démarreur. C’était pareil sur la DS20 et les DS précédentes. Le moteur ronfle en sourdine derrière les épaisses moquettes et j’observe les mouvements de l’aiguille du compte-tours. Petite promenade parisienne, quais de Seine, Invalides… Fluidité, souplesse et silence, la « 23 » se joue des autres et des mauvais pavés, roule dans son monde à elle.

Me serais-je douté que non loin de là au même moment ou presque, sous quelque verrière du XVème arrondissement, la sortie de chaîne de sa sœur jumelle clôturait l’ère de la DS. Je l’apprendrai pourtant quelques jours plus tard au journal télévisé du soir.

 

Séjour Normand

L’été est là. La chaleur monte. La première partie des grandes vacances se déroulera chez ma grand-mère paternelle à Caudebec en Caux dans le val de Seine, quelque part entre Rouen et Le Havre. Les valises sont dans l’entrée de l’appartement. J’adore cette vision. Ça sent le départ, le voyage, l’évasion, la sortie de Paris. Nous voilà en bas, le coffre claque, les portières aussi, c’est parti. On remonte les Champs-Elysées pour aller chercher l’Autoroute de l’Ouest.

On passe le tunnel de St-Cloud, alors à double sens, qui m’étonne toujours avec son revêtement de faïence me faisant penser au métro et ses gros ventilateurs qui, eux, m’évoquent plutôt des réacteurs d’avion. Passé le tunnel, ce sont de longs kilomètres de forêt. Noblesse de l’aînée des autoroutes françaises qui seule ne fait pas sa sortie de la capitale sur des kilomètres bordés d’HLM et d’usines. On accélère, 110, 120, 130 km/h… La 23 émet un son grave, velouté et à peine audible, atténué par un léger souffle d’air. Elle me parait plus silencieuse que la 20 juste quittée mais à 6 ans, peut-on juger… ? Pourtant, on entend bien Errol Garner et son piano sur la cassette glissée dans le Blaupunkt trônant dans sa console sous le tableau de bord. Le haut de gamme lui aussi. On peut même enregistrer un programme de radio ou des notes vocales grâce au micro accroché sur le côté.

Comme à mon habitude, je voyage debout au centre, entre les deux dossiers des sièges avant. Un bon moyen de lutter contre le mal de voiture dont je suis coutumier ! Sièges auto, rehausseurs, Isofix et compagnie ne sont pas encore à l’ordre du jour…

On tient la file de gauche, laissant derrière nous 204, R6, GS… Seules les R16TX ou 504 injection peuvent prétendre nous suivre malgré une puissance très inférieure. D’ailleurs, se rappelle-t-on qu’après la SM, la DS23 injection était la voiture française la plus puissante du moment ?!

Porcheville et ses immenses cheminées. Mon père raconte sa rencontre avec un peintre chargé de repeindre l’intérieur de ces cheminées. Vertige et obscurité, j’en frémis d’imagination. Voilà les premières maisons à colombage, les premiers bocages. Sortie de l’autoroute, on traverse la forêt de Brotonne pour arriver jusqu’à la Seine. Là, il faut patienter dans une file de véhicules divers pour emprunter le bac qui permet de franchir le fleuve. C’est l’une de mes attractions favorites de l’emprunter ou de le voir se faufiler juste derrière les énormes cargos qui remontent le fleuve jusqu’à Rouen. Ses jours sont cependant comptés avec le prochain achèvement du pont de Brotonne qu’on aperçoit non loin. On embarque enfin pour une brève traversée. Caudebec est juste de l’autre côté, avec ses quartiers « reconstruction » le long du fleuve et sa magnifique église gothique, miraculeusement épargnée par les bombardements, « La plus belle chapelle de mon royaume » dixit le bon roi Henri.

Nous arrivons. Ma grand-mère habite dans un ancien hôtel particulier XVIIIème siècle, divisé en appartements. Mon père gare la DS dans la cour d’honneur, dos à la façade, après un magistral arc de cercle depuis la grille d’entrée. La voiture trône ainsi devant cette noble façade, à vrai dire un peu défraichie et qui contraste avec la brillance de la DS.

Durant ce séjour, nous irons voir des amis du côté de Gournay en Bray, peu de souvenirs de cette escapade si ce n’est celui de m’être béatement endormi sur la banquette arrière au retour ! Nous ferons une autre excursion jusqu’au cap d’Antifer. Souvenir terrifiant au cours de cette balade que d’avoir aperçu une DS Pallas proprement pulvérisée sur le bas-côté, probablement suite à une sortie de route. Banquette, intérieurs de porte et inox dispersés dans l’herbe m’impressionnèrent fortement.

 

Plein Sud


Retour sur Paris au terme de ce séjour normand puis, en attendant le grand départ dans le Midi, on m’envoie passer quelques jours chez mes grands-parents maternels en Seine et Marne. Mon grand-père vient me chercher à la gare dans sa 404 blanche aux sièges rouges qui, à mes yeux, parait totalement démodée face à la modernité de la DS. Mes parents passeront me prendre un soir avant de faire le trajet de nuit.

Le soir du départ est enfin là. J’attends avec impatience. Enfin des phares rayent l’obscurité, un bruit familier courre le long de la grille du jardin et j’aperçois l’arrière de la DS illuminé de rouge. Des cousins nous prêtent un canot « Sportyak » en fibre de verre orange et blanc. Il est fixé sur le toit, sans être retourné ce qui est une erreur comme on le verra plus tard. Les cadrans du tableau de bord s’allument, les puissants phares illuminent la route et la DS démarre dans la nuit. Quant à moi, allongé sur la banquette arrière, je ne tarde guère à sombrer dans le sommeil.

On file sur l’autoroute du Sud. J’entrouvre un œil pour observer la lueur orange des clignotants à travers la lunette arrière avant de me rendormir. Je suis soudain réveillé par des lumières orangées et, paradoxalement, par l’absence de bruit. Nous sommes à l’arrêt dans une station-service. L’on a beau être au milieu de la nuit, il y a du monde et on fait la queue. On voisine avec une R16 verte surchargée qui traîne littéralement par terre avec un gamin de mon âge endormi contre la vitre. Devant nous, une Chrysler bronze métallisé dont le conducteur prend un peu trop son temps à notre goût pour libérer la pompe. C’est enfin notre tour et un employé en bleu de travail orange (ne devrait-on pas dire « orange de travail » dans ce cas, me demandais-je alors !) remplit le réservoir de la 23 tandis qu’un autre nettoie le pare-brise. A cette époque, station-service n’était pas un vain mot !

On repart dans la nuit et je suis vaguement inquiet car l’horizon sombre s’illumine d’éclairs. Mais le ronronnement rassurant de la DS refait son effet magique car je m’endors de nouveau. Je ne verrais pas l’orage, parait-il corsé, qui s’abattra sur nous peu après Valence. Mais j’en verrais les conséquences car au premier coup de frein au petit matin, une cataracte inonde soudain le pare-brise ! Le Sportyak s’est rempli sous l’orage et déverse maintenant son contenu ! Après cet incident, je regarde un ciel terne par les vitres et décide qu’il me manque un complément de sommeil.

Un martèlement métallique saccadé me réveille soudain. J’entrouvre les yeux. Nous sommes arrêtés dans une campagne baignée du lumineux soleil provençal, au pied d’un talus de chemin de fer et c’est le passage d’un long train de marchandises qui m’a valu ce réveil en fanfare ! J’émerge et fait quelques pas. La DS brille au soleil, toutes portières ouvertes. Un « Choco BN » et un gobelet d’ « Oasis » achèvent de me réveiller.

Plus que quelques kilomètres à faire pour arriver en Camargue, dans notre location de vacances, un mas perdu au milieu des vignes, quelque part entre Aigues-Mortes et les Saintes-Marie de la Mer et accessible par un petit chemin de terre. Journée de repos pour se remettre du long voyage nocturne. Dans l’après-midi, nous voyons arriver, dans une vieille DS blanchâtre et rapiécée, des gens égarés qui cherchent « une boulangerie ». Mauvaise pioche !

Il faut dire que déjà j’observe les DS mais avec un certain sentiment de hauteur pour toutes celles qui ne sont pas « comme celle de Papa ». Les versions anciens phares ou non Pallas ne trouvent alors guère grâce à mes yeux (J’ai bien changé depuis !!) avec leur tôle nue en haut des portes ou leurs flancs dépourvus de baguette. Une ID vert foncé aperçue dans les rues de Nîmes m’inspire une aversion semblable avec sa peinture ternie, ses clignotants en plastique marron, ses petits enjoliveurs de roues et son bandeau intérieur manquant au-dessus de la lunette arrière, laissant apparaître une inquiétante tôle noire. On me la proposerait aujourd’hui que je n’hésiterais pas longtemps !! Curieuse inversion d’ailleurs. Si je me fie à mes souvenirs d’enfance, on voyait alors beaucoup plus d’ID, DSuper ou DS confort que de Pallas qui restaient l’exception. Alors qu’aujourd’hui, les Pallas paraissent presque toujours majoritaires dans les rassemblements !

Le lendemain, direction la plage ! Nous nous sommes liés d’amitié avec des agriculteurs locaux. Ceux-ci nous laissent accéder à une plage déserte et sauvage puisqu’incluse dans le parc naturel de Camargue. C’est un peu l’aventure pour y accéder. D’abord un long chemin poussiéreux au milieu des cultures. Je m’amuse à regarder par la lunette arrière le nuage de poussière totalement opaque soulevé par la voiture. Puis on arrive dans des étendues sableuses et il faut franchir un large fossé de drainage. On descend dans le fossé avant de passer une bosse de déblais. Formalité pour la DS en position haute mais sueur froide pour certains de mes oncles en Ford Taunus ou R16 qui doivent faire descendre tous leurs passagers avant de passer au pas, le dessous de caisse raclant presque le sable. Il faut abandonner la voiture à environ deux cent mètres de la mer sous peine d’enlisement. Seule la 2CV fourgonnette de nos amis agriculteurs peut s’aventurer plus loin. On termine à pied dans le sable brûlant, chargés de parasols, serviettes, glacières, seaux et pelles, mais au bout c’est la récompense : une magnifique plage déserte à perte de vue !

Quelques inconvénients tout de même, entre autres dus à la faune sauvage du coin. C’est ainsi qu’un beau jour au retour, nous apercevrons un énorme taureau sauvage entre nous et la DS ! Nous ferons prudemment un grand arc de cercle pour rejoindre notre voiture afin de ménager les susceptibilités de l’ombrageux ruminant… Sur ce chemin de la plage, mon père initie le fils ainé de nos amis à la conduite de la DS et au maniement de la boîte hydraulique. Le gamin de douze ans est rempli de fierté.

On ne va pas qu’à la plage durant ces vacances. Nous allons parfois au marché aux « Saintes » ce qui me réjouit car on emprunte alors le bac « du Sauvage » pour franchir le Petit Rhône. Ce bac est mu par des grandes roues à aubes et guidé par un câble tendu en travers du fleuve. Il me semble qu’il subsiste encore de nos jours. On va aussi régulièrement à Aigues-Mortes et faisons des excursions en Arles ou en Avignon. Nous ferons même l’ascension du Mont Ventoux, une formalité pour les 130 chevaux de la DS 23 !

On écoute beaucoup de musique dans la DS grâce au fameux Blaupunkt. Cela va de Mozart à Simon & Garfunkel en passant du jazz. Il y a des cassettes préenregistrées et d’autres faites maison avec des potpourris (on ne disait pas encore compilation) de nos 33 tours favoris. Certaines sont des « Maxell » au « dioxyde de chrome » et ces noms et termes sonnent alors pour moi comme les symboles de la perfection sonore ! Le gros lecteur de cartouches 8 pistes encore monté dans la précédente DS a été abandonné au profit exclusif des « musicassettes » comme disent les publicités Philips ou Sonolor. Une cassette de classique XVIII siècle revient souvent, titrée « La Musique ». Car nous ne savons pas ce que c’est. Enregistrée un jour à l’improviste dans une émission de radio. Mais elle se marie bien avec les avenues provençales plantées de platanes et baignées de lumière ou les coteaux des Alpilles. Beaucoup plus tard, j’apprendrais qu’il s’agit en fait d’une musique de ballet de Mozart, « Les Petits Riens ». Ainsi cette musique m’évoque toujours la Provence, alors qu’elle fut composée à Paris par Wolfgang qui, de plus, ne goûta guère son séjour en France !

« Ainsi les jours de vacances semblables à eux-mêmes ne faisaient pas avancer le temps. Et l’été déjà mort n’avait pas une ride ». C’est en ces termes que Marcel Pagnol évoquait la fin des vacances. Qui arrive pour nous aussi. Il faut boucler les valises, remplir le coffre de la DS, fixer le « Sportyak » sur le toit (retourné cette fois !), passer dire au revoir à nos amis avant de reprendre le chemin du nord. Nous rentrons par petites étapes pour rentrer moins vite. L’une de ces étapes se fera dans un des tous premiers Novotel. C’est une découverte pour nous, un incroyable bon dans l’avenir, l’Amérique à Mâcon ! Les chambres concentrent les décos tendance de ces années 70 : Meubles en mélaminé blanc sur fond de tissu mural marron, télé à écran affleurant et pied intégré dans chaque chambre (le luxe !), éclairages orangés et tamisés… La DS23 bleu Delta devant le Novotel : modernité absolue à mes yeux d’enfant.

 

La fin

Et pourtant la DS, c’est fini. Chez Citroën et chez nous. Nous l’ignorons encore mais ce sont nos dernières vacances familiales en DS. Sur la dernière étape autoroutière de ce retour de vacances, le Blaupunkt joue un petit air de piano jazz un peu mélancolique. Fin d’une époque.

La DS a bien fonctionné pendant ces vacances. Un minimum me direz-vous pour une voiture quasiment neuve. Eh bien non ! Cette dernière DS montre souvent un caractère rétif. L’injection électronique n’a probablement pas dû apprécier des semaines de stock à l’air libre à l’usine. Les pannes se succèdent et les mécanos de la concession Citroën, rue de Constantinople, ne parviennent pas à redonner un caractère docile à la 23. Un matin du printemps 76, nous décidons d’aller en famille faire un tour au Jardin des Plantes « ainsi nommé en raison des nombreux animaux qui le peuple » (Francis Blanche). J’accompagne mon père au parking souterrain du boulevard Malesherbes. On s’installe dans la 23. Contact, démarreur, le moteur ne part pas. Plusieurs tentatives. Rien à faire. C’est la panne de trop. Mon père est contraint d’abandonner cette dernière DS. Sa voiture est aussi et surtout un instrument de travail et cette fiabilité aléatoire n’est plus compatible avec ses obligations professionnelles.

Le concessionnaire Citroën lui présente une CX. Basse, moins spacieuse, moteur faiblard (18 chevaux de moins que la 23) et surtout boîte mécanique, il n’est pas séduit. Quinze jours plus tard nous irons quand même au Jardin des Plantes… dans sa nouvelle 604 Peugeot. Pour la première fois il me faut découvrir et apprivoiser une autre voiture paternelle que la DS. C’était un tel sentiment de confiance et de tranquillité de savoir qu’à une DS en succèderait une autre. Bien sûr la Peugeot offre les 4 glaces et le toit ouvrant électriques, un bel intérieur cuir clair et elle fait un beau bruit feutré à l’accélération. Mais elle « rote » du frein à main, son habitacle est coupé en deux par un monstrueux tunnel de transmission, plus de roues arrières masquées ou de vitres sans encadrement, bref, dans sa banalité, elle est bien incapable de faire oublier la DS. Ce changement me fait en quelque sorte tourner la page de la petite enfance. Et il me faudra attendre 1989 pour repartir en vacances en DS, la mienne cette fois !