<Tribune Libre>

Ambiance nuit d'Automne, par LaurentG

 

A cette époque, nous étions un petit groupe de passionnés, propriétaires de DS. Nous considérions alors cette incroyable auto non comme une pièce de collection, mais comme une formidable œuvre d’art à la technologie débordante, et aussi comme une voiture qui « dans le temps » s’était imposée dans d’innombrables rallyes parmi les plus difficiles.
J’avais par ailleurs l’habitude de prendre quelques notes au retour de certaines de nos expériences routières… En voici une :

Grenoble, dimanche 13 novembre 1988.
20h45, il fait nuit et le temps est humide. Je monte dans cette DS21 Pallas de 71 à la bonne odeur de Dunlopillo qui m’accompagne vaillamment depuis maintenant 2 ans. Le moteur se réveille au premier coup de démarreur. L’arrière monte, puis l’avant, enfin je pars en roulant doucement, direction la station service Mobil du boulevard Joseph Vallier. Je me sers 150 Fr de super à 4,99 Fr le litre, et j’attends. Ce soir on fait un tour de DS avec Bruno, il ne devrait pas tarder.
Bruno fait partie de mes 3 proches copains, qui roulent tous en DS. Il a le bon goût d’avoir choisi une DS 20 confort de 73, alors qu’il pourrait tout aussi bien avoir jeté son dévolu sur une DS 23 injection pallas, ça ne vaut pas beaucoup plus cher. Il s’agit pourtant là de sa deuxième DS 20 confort (et surtout sans baguettes), un choix assumé, représentant d’après lui la descendance ultime de la DS 19 originelle. Expert en carrosserie (mais pas que) de la bande, il vient de parfaitement refaire l’ensemble, en adepte du rouge Massena.
Ah, le voilà qui apparait ! Il arrive un peu fort et sa DS s’agenouille, s’arrêtant pile devant la station de gonflage. « J’ai pas besoin d’essence, mais faut que j’vérifie les pressions ». Et en effet, avec seulement 1,6 bars dans les Xas à l’avant, c’était un peu juste ! Allez, on va mettre 2,3…
Puis c’est parti, en direction du massif de Belledonne. Nous voilà à deux DS traversant la ville, surfant sur  les grands boulevards à grands coups d’accélérateur et de changements de files dans une circulation très clairsemée. Je suis Bruno, et à chaque démarrage au feu vert, je m’émerveille à voir sa suspension arrière très flexible, et peut-être réglée un peu basse, arriver à presque talonner au démarrage (pourtant, une DS20…). On sort de l’agglomération bien éclairée, et c’est maintenant le noir complet dans la montée d’Uriage. Dans mes phares, cette DS20 qui me précède, infiniment sereine, donne paradoxalement l’impression de rouler en crabe dans les grandes courbes. On se demande comment ça peut rouler droit et rester stable tout ça. Décidemment je ne me ferai jamais à la géométrie bien particulière de cette voiture qui lui donne cet air franchement tordu dès que ça tourne un peu.
Un éclat de lumière orange au niveau du toit déchire soudain la nuit. On prend à gauche cette toute petite route à peine plus large que la voiture, qui monte au Pinet d’Uriage. Il n’y a plus aucune circulation. Je passe devant, accélère l’allure, et au bout de 500 m, les phares tremblants de la DS20 disparaissent progressivement de mon rétroviseur. Dans cette forte montée entrecoupée d’épingles, le moteur de la DS 21, récemment refait, pousse nettement plus que celui de la pauvre 20, bien d’époque lui… Les phares tournants, géniale invention, sont ici parfaitement adaptés à l’environnement et éclairent la sortie de chaque virage. Aucun trou noir. Le pied ! Mais à ce rythme, ça bouge beaucoup sur cette route très chaotique. Les sphères pourtant récentes s’accommodent assez mal de certain creux et dos d’ânes pris rapidement. Les détentes brutales de suspension et autres pertes d’adhérence sont assez spectaculaires. Aïe ! Une biellette de l’astucieux système de commande des phares directionnels vient de se décrocher et ceux-ci louchent maintenant terriblement. C’est très gênant. J’éteins ces feux additionnels d’une pression de la main droite sur le petit commodo et réduis l’allure, voyant progressivement revenir les phares jaunes derrière moi.  Je m’arrête, tire successivement sur les crochets gauche et droit d’ouverture du capot, et à la lueur d’une lampe de poche nous raccrochons une fois de plus cette énigmatique tringlerie.
Je repars à nouveau derrière la DS 20. Il ne pleut pas, mais la route est mouillée. Les nombreuses feuilles mortes amassées sur les bas côtés sont décollées par le passage rapide des deux grosses berlines, tourbillonnent dans les phares puis au dessus des carrosseries pour retomber un peu plus loin. Soudain, avec l’altitude, c’est le brouillard. Un vrai, incroyablement épais, du jamais vu. La vitesse s’établit maintenant autour des 15 km/h. On n’y voit rien. Malgré le passage en codes, le fantastique mur de gouttelettes en suspension renvoie toute la lumière dans les yeux. Bruno tente de rester sur cette route étroite en suivant du regard, vitre ouverte, la bordure à gauche qu’il ne fait que deviner. Roulant au pas, je colle machinalement les deux feux rouges que je ne perds pas de vue, bercé par les claquements rapprochés du conjoncteur/disjoncteur de ma voiture. Subitement, ses feux stops s’allument, entament une brutale ascension, puis redescendent progressivement. Il vient de s’arrêter, quasiment sur un terre plein. Je manque de le percuter et m’arrête à mon tour. Nous devinons que nous sommes à une bifurcation, puis à tâtons nous cherchons la bonne direction. Il n’y a évidemment, et heureusement, pas âme qui vive dans la campagne à cette heure à cet endroit.
Aussi soudainement que nous y sommes entré, nous émergeons enfin de cette purée de pois, et arrivons au départ de la petite route (je devrais dire le chemin) d’exploitation forestière, lieu habituel de nos exploits automobiles. A peine plus large qu’une DS, composée d’un peu moins de 3 km de virages en forêt, aucune habitation, aucune circulation, un paradis. J’avais découvert ce parcours en allant voir l’unique passage (car finalement trop étroit) qu’y avait fait le rallye de Monte Carlo en 1983. On stoppe les mécaniques qui parfument progressivement l’endroit d’une bonne odeur d’huile chaude, et dans la nuit, dans cette forêt humide au milieu de nulle part, entre les deux DS aux veilleuses allumées dont les mécaniques cliquètent en refroidissant, on discute, se remémorant notre petite aventure. On devine les portières recouvertes d’humidité crasseuse de la route, ainsi que les traces d’eau sale ayant ruisselé autour des pare-chocs arrière, faisant ressortir cet aspect «rallye» qu’on apprécie tant !
Allez, on y va ! J’ouvre la portière de la 21 pallas, les 2x21w des plafonniers s’illuminent en m’aveuglant. Je grimpe sur cette guimauve de fauteuil tissu or (ça change de la Simca Rallye 2), tourne la grosse clef de la main gauche dans le Neimann alors que l’énorme voyant stop s’éclaire en rouge, actionne le levier de vitesse d’une pichenette vers la gauche et fais vrombir le gros 4 cylindres. Bruno fait de même dans sa DS 20, sauf qu’il n’est pas ébloui par ses petits plafonniers pourtant au nombre de 4, et que son moteur fatigué a quelques difficultés à re-démarrer quand il est chaud…
Tous phares allumés, je tire la poignée caoutchoutée faisant sauter le frein de parking, pichenette sur le levier de vitesse, en direction du pare brise cette fois, et c’est parti pour une montée, à fond… Longue ligne droite 2ème, 3ème, puis grande courbe à droite que j’arrive habituellement à prendre en 3ème sans ralentir avec la GS pallas de ma mère, mais pas avec la GSA, pallas également, de mon père (un peu plus puissante, elle arrive avec plus de vitesse…). Ici je lève le pied, la route est luisante, couverte de feuilles et par endroits de terre, mais les Vredestein font visiblement bien leur travail, car ça ne glisse pas excessivement. A chaque puissant freinage la DS 21 s’écrase des quatre roues, témoignant d’une répartition du pédalo volontairement réglée un peu plus sur l’arrière qu’à l’origine. Attention au tête à queue jamais bien loin, la route est trop étroite pour prendre des risques. D’autant que les grosses billes de bois entassées sur les bas côtés ne sont pas non plus très accueillantes. Et parfois encore ces quelques violents mouvements de la suspension, qui absorbe habituellement tout mais se trouve ici un peu dépassée par certaines grosses irrégularités de la route. Reconnaissons qu’il y a bien pire avec certaines autres voitures, ayant eu la gloire ici même, il y a peu de temps, de perdre le pare-brise sur une de mes simca 1000 ! Encore quelques accélérations, freinages, coups de volant, et ça y est c’est terminé.
J’attends que Bruno arrive, puis demi-tour. On redescend tranquillement vers la ligne de départ, dans les DS redevenues étonnamment confortables, chauffage en marche et coude à la portière, très peu perturbés par les bruits sourds que font les roues au gré des trous sur la route, les phares tournants balayant le paysage nocturne.
Bon, on échange les montures, histoire d’enrichir notre passion par quelques nouvelles sensations. Je m’approche donc de cette belle DS 20 rouge qu’en fait je connais déjà bien. C’est apparemment la même que ma 21, et pourtant… Déjà avec les poignées plates dans le noir, on ouvre la porte d’une autre voiture. Le fauteuil est différent, un peu plus dur, un peu moins haut, le volant est en mousse, et surtout il n’y a pas beaucoup de couple moteur par rapport à la 21, les remises en vitesses paraissent bien lentes. De plus le ré-embrayage après passage des vitesses a été réglé légèrement moins rapide, ou bien moins brutal c‘est selon, choix assumé également, mais qui n’aide pas ici. J’accélère en deuxième et évidemment l’arrière s’écrase, mais les phares, au lieu d’illuminer inutilement la cime des arbres comme ils devraient, baissent le regard et continuent d’éclairer la route. Troisième, puis rétrogradage en deuxième avec violent freinage, la DS plonge tandis que les phares, eux, remontent, correcteur dynamique oblige. Il est vraiment magique ce système… quand il n’est pas grippé bien sûr. J’attaque un max, et pourtant, pendant ce temps, je perçois les phares de Bruno qui me suit presque tranquillement au volant de ma 21…
On ne fera pas de chronos cette fois-ci (d’ailleurs on l’a oublié !), et puis les conditions sont un peu piégeuses. Encore quelques montées et on rentre, en faisant cependant un large crochet par Chamrousse. Finalement c’était juste une petite reconnaissance, une remise en conditions. Car comme chaque année, ce que l’on attend tous avec impatience, c’est le retour de la neige…


LaurentG